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  • 28.02.2022

Interview de Carine Seiler, Haut-commissaire aux compétences

Carine Seiler a été nommée Haut-commissaire aux compétences à la fin de l'année 2020. 

Madame Seiler, vous êtes Haut-commissaire aux compétences. Pourriez-vous résumer en quelques mots votre fonction ?

En tant que Haut-commissaire aux compétences, j’ai l’immense responsabilité de déployer le Plan d’investissement dans les compétences (PIC) mis en place depuis 2018. Ce plan a pour ambition non seulement d’intensifier l’accès à la formation professionnelle mais aussi de transformer en profondeur notre système de formation professionnelle.

Il s’agit donc d’un poste à l’orée de nombreux enjeux et challenges de notre société actuelle : ceux relatifs à la formation professionnelle, bien sûr, mais aussi ceux qui touchent aux mutations économiques et à leurs conséquences sur les compétences, à la transformation de nos pratiques pour travailler, apprendre et se former, ou encore aux enjeux d’inclusion.

Juriste de formation, spécialiste des politiques de formation professionnelle, vous avez occupé plusieurs postes. Quels changements majeurs notez-vous depuis le début de votre carrière ?

Nous avons fêté il y a peu les 50 ans des lois de 1971 (1) . Jacques Delors résumait ainsi en 1991, les ambitions de cette évolution législative : permettre à chaque homme et chaque femme de faire face aux changements, plus ou moins prévisibles qui se produisent dans la vie professionnelle, maitriser sa vie, c’est-à-dire élever son niveau culturel, contribuer à la lutte contre l’inégalité des chances et faire évoluer le rapport enseigné-enseignant. 

Ces ambitions restent très actuelles : assurer la sécurisation des parcours, la progression professionnelle et la compétitivité des entreprises.
Les années 2000 ont été particulièrement marquantes en matière de formation professionnelle (création de la VAE dont nous venons de fêter les 20 ans, création du Droit individuel à la formation, mise en place des observatoires prospectifs etc.). Ces évolutions fondent encore largement notre système formation, la reconnaissance d’un droit individuel à la formation, la nécessité d’anticiper les mutations, la reconnaissance des acquis…
Il y a eu, cependant, un changement par rapport à mon début de carrière dû à la forte accélération des mutations économiques et de leurs conséquences sur les métiers et les compétences ; ce qui est vrai aujourd’hui ne le sera pas nécessairement dans six mois, dans un an.
C’est en partie lié aux transformations numériques à la fois cause et conséquence des transformations auxquelles nous assistons. C’est également lié aux enjeux en termes de transitions environnementales. Et la crise de 2020 a accéléré le rythme de ces différentes transformations. 

Vous le disiez, la crise de 2020 a fait prendre un tournant aux évolutions déjà engagées préalablement. Qu’est-ce qui vous marque le plus dans les enseignements de cette période ?

Jacques Delors avait aussi l’intime conviction qu’il fallait changer le rapport "enseigné / enseignant". La crise a révélé le retard en matière de digitalisation de la formation. Les crises sont souvent des périodes de grandes transformations. Celle-ci ne fait pas exception, elle a aussi montré que les acteurs de la formation étaient prêts à modifier leurs pratiques. 

Certains sont déjà dans ces dynamiques, d’autres n’ont pas les moyens humains/financiers de le faire. Il faut donc les accompagner. Plusieurs appels à projets du Plan d’Investissement dans les Compétences (DeffiNum, Tiers lieux), et le projet de communs numériques vont dans ce sens. Ces projets ont pour ambition d’accélérer la transformation de la formation professionnelle. Notre modèle n’est pas le "tout digital" mais d’intégrer le meilleur du numérique à la pédagogie. 

De façon plus large, la crise et surtout la forte reprise que nous vivons actuellement, avec de fortes tensions de recrutement, ont mis en lumière un autre impératif : la nécessité de concilier le temps long (se former tout au long de son parcours, prendre le temps nécessaire à l’acquisition de certaines compétences) et le temps court (s’adapter à des évolutions rapides, répondre à des besoins immédiats). Nous ne devons plus opposer ces deux temps, nous avons besoin des deux et c’est pour cela que le haut-commissariat aux Compétences a, aux côtés des Régions notamment, à cœur de favoriser une adaptation continue des programmes de formation. 

Par exemple, plus de 300 "modules additionnels" ont été intégrés aux parcours de formation dans le cadre du Plan d’Investissement dans les Compétences et de ses déclinaisons régionales (Pactes), l’enjeu est d’adapter en continu le contenu des parcours en intégrant des nouveaux besoins de compétences exprimés par les entreprises mais qui ne sont toujours pas pris en compte dans les référentiels de certification. 

Selon vous, quels sont les grands défis que l’appareil de formation doit encore relever ?

"La formation doit devenir un réflexe. Elle ne doit pas devenir banale mais doit être pleinement ancrée dans le parcours de chaque personne."

Ce que le PIC a engagé et qui nous semble majeur est la question de la fluidité des parcours, le fameux "parcours sans couture". Il est important de travailler sur les allers/retours entre les moments de formation et les autres moments du parcours. Aujourd’hui encore, quand une personne arrête une formation pour prendre un nouvel emploi, on considère ce "temps d’arrêt" comme un abandon que l’on assimile directement à un échec. Il faut que l’on accompagne mieux les personnes pour qu’elles puissent terminer leur formation, tout en prenant ce nouvel emploi. Des expérimentations sont en cours grâce au plan de réduction des tensions de recrutement. Il faut décloisonner nos approches et favoriser davantage les allers-retours entre formation et emploi.

Un autre défi s’impose : la formation ne correspond plus à une unité de temps et une unité de lieu. Elle se réalise en présentiel (souvent dans de nouveaux formats), en entreprise, mais aussi à distance. Il faut en tirer tous les enseignements. Nous devons adapter nos modalités de financement de la formation pour inciter les organismes de formation à favoriser ces approches hybrides et proposer davantage de sur-mesure. En clair, il est urgent de sortir du financement exclusif à l’heure stagiaire. 

Il faut aussi donner à nouveau à la VAE (2)  toutes ses lettres de noblesse. Elle permet de valoriser de l’expérience des individus, de reconnaitre les compétences acquises. Il faut passer d’une "VAE sanction" à une "VAE parcours".
Enfin, nous devons renforcer le repérage des publics qui ont besoin d’un accompagnement et mieux les préparer en amont des formations. Le Plan d’Investissement dans les Compétences finance par exemple la Prépa-Apprentissage ou la Prépa-Compétences pour consolider le projet de formation (ou d’apprentissage), garantir l’accès en formation, bref pour sécuriser le parcours des jeunes et des moins jeunes. C’est très riche.

Quels sont les leviers sur lesquels il est encore nécessaire d’agir ?

La transformation portée par la Loi de 2018 "Pour la liberté de choisir son avenir professionnel" et par le PIC, a en quelque sorte été accélérée par la crise : le renouvellement des approches pédagogiques, la digitalisation de l’offre de formation, l’accompagnement des publics autour des dynamiques d’apprentissage, l’individualisation et le décloisonnement des parcours, etc. Tous nos objectifs ne sont pas encore atteints mais nous y travaillons activement avec l’ensemble des acteurs de la formation professionnelle, du monde économique et de l’insertion. Les choses sont en train de bouger, on assiste à de vrais bouleversements.

Le Fonds social européen joue un rôle pour accompagner ce mouvement. Si les opérateurs de terrain lui reprochent souvent de n’être pas suffisamment souple, le FSE a un réel effet sur les politiques de la formation professionnelle depuis de nombreuses années. Il pourra également jouer un rôle sur la prochaine période de programmation 2021-2027 sur l’essaimage de certaines pratiques plus innovantes, sur leur passage à l’échelle. Il est un outil important.

Au final, quels sont les enjeux qui vous semblent majeurs pour les mois et années à venir ?

J’en retiendrais trois principaux : 

  1. Favoriser la formation tout au long de la vie, quel que soit l’âge, la situation et le statut des personnes en poursuivant le décloisonnement que j’évoquais. 
  2. Impliquer davantage l’entreprise comme terrain d’apprentissage. Il s’agit bien sûr de poursuivre le développement de l’apprentissage, notamment pour les niveaux de qualification les moins élevés. Il s’agit également de faire de l’entreprise un vrai lieu d’immersion pour apprendre directement les gestes et la réalité du travail, dans le cadre de formation en situation de travail (AFEST). Cela passe aussi par le développement d’outils numériques adaptés pour s’entrainer en toute sécurité (dans des métiers qui comportent des risques par exemple), grâce à la réalité virtuelle.
  3. Changer nos modes de financement de la formation professionnelle car le modèle de la formation correspondant à une unité de temps et à une unité de lieu est révolu. La formation est multiple et doit être individualisée. Nos règles de financement doivent s’adapter.
"On assiste à de réels changements de pratiques, il faut maintenant en faire système."

(1) Lois du 16 juillet 1971 portant organisation de la formation professionnelle continue dans le cadre de l’éducation permanente ; relative à l’apprentissage ; d’orientation sur l’enseignement technologique et sur la participation des employeurs au financement des premières formations technologiques et professionnelles.
(2) Validation des acquis de l'expérience